Lundi, 05 Novembre 2012 00:32

califeTribune. Le texte qui suit est une fiction réaliste, fiction parce que ce qui est décrit n’est pas (encore) arrivé mais qui peut arriver, réaliste parce qu’il prend appui sur toutes les garanties données par la Troïka, sur le déroulement des élections, et les quelques mois qui semblent nous séparer d’elles. Il ne s’agit nullement de crier à un loup imaginaire, d’anticiper… c’est juste un scénario rendu aussi plausible qu’effrayant, par le mode de gouvernance, et les ambitions d’Ennahdha. Par Ridha Ben Slama

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Le jour où le désastre allait se produire en cet an 2013, Tounsia et Tounsi s’étaient levé tôt. La plupart de ceux qui se rangeaient sagement dans les files d'attente devant les bureaux savaient que les dégâts allaient être immenses. Et pourtant, ils y allaient.

Durant des mois, ils furent incapables de parler d'autre chose. Leur comportement quotidien, dominé par la routine la plus linéaire jusqu'à la chute du dictateur, s'était mis à tourner autour d'une même angoisse collective. Les coqs de l'aube en connivence avec les mu'adhdhinin les surprenaient en train de reconstituer la chaîne des nombreux faits qui avaient rendu l'absurde possible ; et il était évident qu'ils n'agissaient pas par simple désir de percer le mystère du maléfice, mais parce que personne parmi eux ne pouvait continuer à vivre sans savoir exactement la place et la mission que la fatalité lui aurait assignées dans cette tragédie.

Etait-ce l'inertie humaine, l'incrédulité, l'engourdissement qui frappaient un pays entier qui sont la cause d’un désastre évitable. C'est trop incongru pour être vrai !

En ce jour crucial, des hordes hirsutes embarquées dans des véhicules de location circulent partout dans toutes les régions pour pousser au plébiscite et l'argent coule à flot. Le trésor de guerre amassé, sans que personne ne lève le petit doigt, grâce aux dons des tuteurs étrangers qui ne nous veulent que du bien et des affairistes véreux locaux sert à amadouer les nécessiteux et à soudoyer les corrompus. Des autocars sillonnent les quartiers populaires pour le ramassage. Un billet doux qui n'a pas d'odeur est remis à chaque "voteur" sur présentation des bulletins des candidats mécréants.

Les précautions prises par une "Instance supérieure indépendante pour les élections", réduite à faire de la figuration, sautent les unes après les autres. Après avoir traité par le dédain le projet de loi relatif à cette instance proposé en mai 2012 par l’UGTT, l’Ordre national des avocats, la Ligue tunisienne des droits de l’Homme et la Commission des experts, un autre texte truffé d’embûches et de chausse-trappes fut adopté par l'assemblée phagocytée par la Troïka. L’arsenal réglementaire, que l'ISIE envisageait d’appliquer, a été saboté sournoisement, ce qui a permis tous les truquages, sans possibilité de les condamner légalement.

Le ministre de l’Intérieur tient fermement la situation en main : gouverneurs, délégués, omdas, membres des délégations très spéciales fourrés comme des mites tout au long de ces derniers mois, s'activent dans la « droite orthodoxie électorale ». Il est resté collé à son poste comme un timbre malgré ses déboires et les appels réitérés à la démission.

Des juges sont fins-prêts pour rejeter tous les recours grâce à la dextérité déployée par le "garde des sots" depuis sa prise de fonctions. Ce dernier avait préalablement testé son emprise sur certains juges dans plusieurs cas, aidé dans son « œuvre » par la Troika à l’ANC où le parti Ennahdha s’était opposé en bloc contre un projet de loi aménageant l’indépendance totale de la future instance de la magistrature. Ce qui l'autorise à intervenir directement dans les affaires et à donner des directives à l'instar de ce qui se faisait au cours de la période mauve.

Les gros bras et les nervis incultes tous poils déployés, munis de leurs sabres et autres quincailleries s'affairent à terrifier les candidats adverses obstinés et les journalistes pointilleux jusqu'au lynchage conduisant au trépas par crise cardiaque comme de bien entendu. Les victimes pour qui les cardiologues ne peuvent plus rien s'accumulent, par contre les médecins légistes de "service" n'en pouvaient plus. Bref, la machine théocratique tourne à plein régime. Une atmosphère pesante imprègne quartiers, villes et villages avec la présence toxique de milices talibanisées jusqu’aux moindres détails dans l'accoutrement, il ne leur manque que le parler ourdou, mais ça viendra. Une très longue journée est passée péniblement où l'anxiété la dispute à la résignation.

Tard dans la nuit, les résultats sont tombés brutalement comme un bloc. La besogne était tellement bien exécutée que l'attente fut écourtée. Un progrès évident par rapport à la fois précédente !

Le cheikh est plébiscité avec l'aide de la volonté divine à 99,00% des "voteurs" consignés  ainsi que ses adeptes à l’assemblée. Le sixième califat Bien-Guidé est tout de suite proclamé par le majless echoura. N'avait-il pas déclaré un certain 2 août 2011 à la 1ère chaîne de télévision égyptienne que "le califat est son but ultime", son grand vizir n'était pas en reste puisque le 15 novembre 2011 il enchaîna : "Nous nous trouvons dans le sixième califat, si Dieu le veut !" Le voilà donc Calife élu une fois pour toute. Le calife qualifié s’attribue un ensemble de fonctions, il est responsable notamment de l’exercice de la justice bien ajustée ainsi que de la gestion du Trésor public (qui n'a plus que le nom), il est également le chef suprême de toutes les farces. Des voix s'élèvent vainement pour rappeler la Constitution qui vient juste d'être approuvée par la défunte Constituante.

Sans attendre, les haut-parleurs des mosquées célébrèrent l'événement du siècle dans un tohu-bohu énorme, crevant par la même occasion les tympans à ces mécréants de musulmans ordinaires dans une compétition à qui hurle le plus fort et le plus longtemps. C'est bien leur fête qui commence aux Tounsia et Tounsi !

The day after

Obscurantistes et rétrogrades sont désormais réconciliés, particulièrement ceux qui préfèrent suivre l’exemple de Moawiya plutôt que celui d’Abou Bakr. Ils déferlèrent dans les rues, la bave au groin hurlant "esharî’a taoua taoua bessiasa âou belqoua" (traduire : «la Sharî’a hic et nunc gentiment ou par la force»).Une manifestation sans autorisation, évidemment ! Chemin faisant, ils détruisent tout ce qui représente la mécréance à leurs yeux, chaussés de leur Nike que le Prophète (la prière et la paix d'Allah soient sur lui) ne portait pas jadis. Imaginez les dégâts! Horrible ! Tout y passe !

Les 1% de ces mécréants de musulmans ordinaires qui sont supposés ne pas avoir donné leur voix au calife et à ses affidés sont cueillis un à un juste après la prière de l'aube. Journalistes teigneux, artistes débridés, politiciens entêtés, universitaires indociles, hommes d'affaires pas encore retournés, facebookers insolents, twiters impertinents, buveur de bière impénitents, sans parler des incurables militants de Droit de l'Homme et des activistes de la société auparavant civile, ils sont tous arrêtés par la milice et regroupés dans les stades, à commencer par celui de la cité olympique, désormais autorisé pour les rassemblements. Tous ces subversifs inflexibles dans leur mécréance seront bien obligés cette fois-ci de jouer ensemble sans se chamailler en laissant leur ego aux vestiaires.

Acquiesçant aux prières de ses ouailles, le Calife qualifié et Bien Guidé proclama en un tour de main le rétablissement de la Sharî’a et ratifia un lot de prescriptions comme suit :

  • Prohibition de la musique car elle dévie le cœur, le pénètre et le distrait de l’invocation d’Allah. Et l’homme a été créé pour adorer Allah, donc si son cœur est épris de musique, elle le détournera du rappel d’Allah. 
  • Interdiction du de la chkoba et du promosport parce qu'ils font partie des amusements qui gâchent le temps libre de celui qui y joue, et lui font perdre beaucoup de ses intérêts que ce soit dans sa vie ou dans sa religion. Ces jeux pourraient devenir une habitude chez lui, et une excuse pour passer à une chose encore plus mauvaise parmi les types de jeu de hasard. Tout ce qui est de cette sorte est illégal et illicite.
  • Interdiction du poisson d'avril, le mensonge est absolument interdit pour le commun des mortels. Et il n'est pas permis d'imiter les incroyants en cela et de s'assimiler à eux dans ce domaine ou dans un autre.
  • Interdiction de posséder un chien sauf dans les cas qui sont clairement cités dans la Sharî’a (ceux qui en aurait besoin pour la chasse, l’agriculture ou pour garder le troupeau). A tous ces gens qui se sont laissés duper par les non-musulmans qui possèdent des chiens, bien qu’ils soient impurs et bien que leur impureté soit la plus grande parmi les animaux. L’impureté du chien ne disparaît qu’après sept lavages, dont un en frottant avec de la terre. Même le porc n’atteint pas ce degré. Les vrais musulmans doivent mettre les chiens dehors.

Ça n'arrêtait pas, il en pleuvait des oukases de toutes les couleurs tous les jours, des vertes et des pas mûres. La Commission des Grands Savants pour sa part s'est attelée à émettre des ordonnances :

  • Interdiction des fêtes et les mariages dans les hôtels. Ces fêtes seront désormais célébrées dans les maisons toutes closes sans se contraindre à les faire dans les hôtels à cause de tout le mal que cela engendre. Ce qui proscrit une fois pour toute les unions en série style secte Moon.
  • Obligation à l'homme, dès son entrée dans la chambre nuptiale, d'effectuer une prière de deux rak’a, ensuite s’approcher de sa nouvelle épouse, prendre son toupet et dire : « Mon Seigneur, je Te demande ce qu’elle a de bien, le mieux de son caractère, et te demande de me protéger contre son mal et le pire aspect de son caractère ».

Un phénomène assez curieux se produisit, le prix de l'ail grimpa d'un coup au double puis c'est la pénurie la plus totale, à tel point que le Calife intima l'ordre d'en importer de Roumanie. On finit par se rendre compte qu'une certaine catégorie de personnes, par bigoterie innocente ou par opportunisme, se précipitèrent en acheter pour se biser une « zbiba » en un temps record. Habituellement, ce durillon se forme à peine après de longues années sous l'effet du frottement du front sur la carpette au moment de la prière. Ce signe de religiosité exacerbée barbouilla bientôt tellement de front qu'on ne savait plus à quel saint se vouer ! Moins "zbibé" que moi, tu meurs ! Les démonstrations de ferveur pieuse se développèrent, une inflation croissante de dévotion se répandit attestant, selon les experts, une surchauffe de la boîte crânienne dans une dérive insondable. Bonté divine trois fois, comme dirait le dernier président de la République hélas "califée".

Le regain d’espoir

Tounsia et Tounsi se réveillent finalement de ce cauchemar juste après le fameux 23 octobre 2012. Ils se sont bien rendus compte qu'on les mène en bateau depuis des mois. Ni Constitution, ni ISIE[1], ni IPIM[2], ni ISIM[3], ni justice transitionnelle, ni démarrage du développement dans les régions de l’intérieur, ni résolution du dossier des martyrs et des blessés de la Révolution, ni arrêt des violences commises par certains hors la loi… et l'étau de la théocratie scélérate se resserre chaque jour encore plus sur la société. Ils se souviennent de la fable de Jean de la Fontaine "Le Chien qui lâche sa proie pour l'ombre" :

Chacun se trompe ici-bas.
On voit courir après l'ombre
Tant de fous, qu'on n'en sait pas
La plupart du temps le nombre.
Au Chien dont parle Esope il faut les renvoyer.
Ce Chien, voyant sa proie en l'eau représentée,
La quitta pour l'image, et pensa se noyer ;
La rivière devint tout d'un coup agitée.
A toute peine il regagna les bords,
Et n'eut ni l'ombre ni le corps.

Ils se disent : "ne perdons pas la proie pour l’ombre, nous avons gâché suffisamment de temps. Le désastre pressenti ne doit pas se produire en cet an 2013". Ils se lèvent tôt pour exiger : une Constitution, une ISIE, une IPIM, une ISIM, une justice transitionnelle, le démarrage du développement dans les régions de l’intérieur, la résolution du dossier des martyrs et des blessés de la Révolution, l'arrêt des violences. Mais il ne s'agit plus de laisser faire, ils se fixent deux règles qui doivent être respectées scrupuleusement : s'acquitter de ces travaux dans des délais précis en honorant strictement le calendrier et empêcher les  mandatés provisoires de ruser sur le contenu en ayant l'air de faire des concessions tout en minant les textes par des pièges. Un personnage peu glorieux reflète parfaitement cette attitude hypocrite faite de combines et de stratagèmes subis de l'année passée. Cet être arrogant, bardé d’une ignorance grossière des bienséances est cependant infligé rapporteur général, comme on ferait endurer un supplice aux autres élus et aux citoyens,. D’où tient-il cette morgue, ce regard insolent exorbité et provocateur ? Croit-il qu’avec, cette langue bien pendue, qui débite ses fourberies tel un hachoir Moulinex, il va nous impressionner faute de nous convaincre ? Avec cette faconde de démarcheur douteux, il plastronne, décide de tout, fixe des dates suivies de reports successifs pour biaiser et gagner du temps, il tranche comme s’il était à lui tout seul le pouvoir. Il lui arrive de trébucher, de se faire surprendre notamment lorsqu’il déforme les décisions de la commission responsable de la rédaction des principes fondamentaux.  Et on se demande encore pourquoi la Constitution n’est pas encore prête ?

La Tunisie n'est pas une grotte pour servir de refuge aux hommes de la caverne que sont ces concrétions formées de califates et de salafites. Qu'ils regagnent leur sommeil pour quelques centaines d'années solaires et laissent les citoyens bâtir leur avenir en paix. Tounsia et Tounsi, ne se laisseront plus compter et diront comme ce résistant contre le nazisme :

 

"Réveillez-vous, le froid est déjà à nos portes [4]
et la lune se ferme comme une bouche morte.
Réveillez-vous, à votre porte on a posé
une épée, comme un enfant abandonné.
Réveillez-vous, la mort est déjà à cheval
on entend son galop dans l’écho du journal.
Réveillez-vous, hommes au gant d’acier
la nuit fait ses adieux au fond de la vallée.
Réveillez-vous, c’est moi fantôme des radios
je vous prête ma voix qui frappe dans le dos.
Réveillez-vous c’est l’heure où les lions vont boire
l’heure aiguë se referme en ses ailes d’ivoire.
… Réveillez-vous, rage énorme des armoires
tremblement du plancher, bruits légers de l’espoir".

Ridha Ben Slama
Auteur de "Libertés fondamentales et mode de corruption des systèmes"- Editions Thélès- France – février 2010.

Illustration de Hanafi Art



[1] Instance Supérieure Indépendante des Elections.

[2] Instance Provisoire Indépendante de la Magistrature.

[3]Instance Supérieure Indépendante des Médias

[4]C'est un jeune poète Jean Cayrol, membre du réseau clandestin du colonel Rémy, dénoncé et arrêté par la Gestapo en 1941, qui réussit à faire parvenir de la prison de Fresnes ce poème à la revue des Cahiers du Sud, avant d’être déporté.


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