Lundi, 25 Novembre 2013 09:14

Tribune. Qu’avons-nous en face d’une formation conservatrice passéiste vénale qui n’a pas tenu ne serait-ce qu’une infime parcelle de ses engagements ? Une résistance émiettée, en proie aux ambitions et aux egos, sans stratégie commune, se démenant de manière ponctuelle pour limiter les dégâts. Par Ridha Ben Slama

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Il n’est pas aisé de prendre du recul sur la situation que vit la Tunisie. Nous ne sommes pas sortis encore de ce tourbillon qui nous malmène depuis trois années, sans répit. L’étau d’une autocratie mafieuse se resserre et on a la sensation d’être pris à la gorge. Nous nous sentons coincés dans un traquenard qui se fait de plus en plus oppressant. Comment « voir » les choses de manière plus distancée ?

Une rapide action en retour des effets de la politique menée sur ses propres causes peut définir les responsabilités et aider à mieux comprendre ce qui nous arrive. Il y eut d’abord de l’euphorie, après s’être débarrassé du dictateur et de sa famille sous la pression d’une mobilisation populaire admirable, mais aussi dans des conditions invraisemblables et qui demeurent encore confuses malgré l’inflation de récits et de versions. Cette allégresse et ce soulagement étaient incontestablement justifiés, car le poids pesant de deux sombres décennies n’a épargné quasiment aucune famille tunisienne, à des degrés divers.

Ensuite vint l’enthousiasme devant les horizons qui semblaient se clarifier pour les Tunisiens. Enfin, ils allaient exaucer leur vœux de vivre « libres et heureux dans leur beau pays ». A cette éclaircie éphémère succède la découverte de l’ampleur des dégâts causés par le régime déchu et ses déprédations, escamotés par un tintamarre médiatique sur le fameux « miracle tunisien » et en définitive exposés à la lumière du jour grâce à la libre parole conquise. Des entrailles nauséeuses du régime « novembriste » s’évacuèrent tous les maux, toutes les souffrances et de ses placards s’échappèrent ses cadavres. Les Tunisiens étaient avertis sur les forfaits et les écarts du régime, mais ils ne pouvaient concevoir que le saccage social-culturel et la dérive vénale avaient atteints de telles proportions sur tous les plans.

Mais rien ne pouvait décourager les bonnes volontés pour aller de l’avant et trouver les solutions avec un peuple qui tient désormais son destin en main. Sous prétexte de rupture absolue avec le passé, la décision a été prise d’élire une Constituante. Les conséquences imprévisibles de cette décision de quelques révolutionnaires de surface engendrèrent deux années de piétinement sans perspective de sortie. Loin de mettre en cause l'honnêteté et la sincérité de ceux qui ont contribué à prendre cette décision, on est en droit de contester leur perspicacité et leur réussite dans la réalisation pratique de ce projet dans les conditions prévues. La démarche humaine est ainsi faite qu'elle peut être dans l'erreur se croyant dans la vérité et ne peut trouver la vérité qu'en percevant ses erreurs déjà commises !

En dépit de ces considérations, les élections du 23 octobre 2011 étaient vécues comme une véritable fête, une fierté pour chaque Tunisien. Des psycho-sociologues seraient bien inspirés de se pencher sur ce phénomène pour l’expliquer.

Seulement, à partir de la campagne électorale, les rêves commencèrent à se dissiper tellement les espoirs étaient démesurés et les signes annonciateurs de pratiques blâmables relevés. Quelques anomalies apparurent au cours de la campagne (sources de financement obscures non-élucidées délibérément, déclarations menaçantes de dirigeants islamistes injustifiées…). Quelques paramètres significatifs laissent perplexe. Plus de 3 millions de Tunisiens en âge de voter, sur sept millions environ, ne s’étaient pas inscrits et n'avaient pas voté. Une pléthore de listes (1517 listes dont 828 listes partisanes, 655 listes indépendantes et 34 de coalitions) et de candidats (il y a eu 11 686 candidats enregistrés) participèrent à semer la confusion. Le parti Ennahdha rafla 1.500.649 voix (89 sièges) sur 4.308.888 votants dans les 33 circonscriptions, en Tunisie et à l’étranger. En fait, si l'on considère les trois millions de Tunisiens en âge de voter, qui ne se sont pas inscrits et n'ont pas voté, le parti Ennahdha ne recueillait que 20% environ, à savoir 1 électeur sur 5. Ce qui relativise la place de ce parti dans le nouveau paysage politique, sidère les Tunisiens devant leur arrogance et leur acharnement à imposer une suprématie infondée. Malgré toutes les fausses notes consignées, l’attitude générale était de faire contre mauvaise fortune bon cœur.

Dès le début du parcours « constituant », l’orientation prise n’augurait rien de bon. Contrairement aux promesses proclamées devant les microphones et les caméras, aux engagements[1], au décret n° 2011-1086 du 3 Août 2011 et son article 6[2], les « majoritaires » refusèrent de fixer la durée de leur mandat à une année et laissèrent la période ouverte[3]. Adieu exaltation, euphorie, fraternité !

A partir de ce manquement originel, c’est un fiasco multidimensionnel qui s’amorça ! Un véritable harcèlement d’arrière-garde commença avec de faux débats saugrenus au détriment des vrais enjeux dans l’intention d’étaler le plus longtemps la période transitoire et semer la confusion (le 6ème califat, l’excision des filles, la complémentarité entre la femme et l’homme, la sharia dans la constitution, les habous…). A chaque fois, les adversaires fonçaient tête baissée dans le traquenard et abandonnaient la proie pour l’ombre !

Dans l’intervalle, commencèrent crescendo les excès de langage des représentants de ce parti dit « islamiste », la répression des manifestants (9 avril 2012, Siliana 20 novembre 2012…) et des sit-iners, les intimidations contre les contradicteurs, les menaces de mort distribuées tous azimuts, les agressions physiques sous-traitées par des milices aux ordres, pour culminer avec le lynchage, l’assassinat de dirigeants de formations politiques et le terrorisme.

Pas à pas, on se rendait compte qu’il ne s’agit pas seulement d’une inaptitude à faire fonctionner l’appareil de l’Etat. Ce qui pouvait paraitre comme une succession de bévues de néophytes, s’avéra être la mise en œuvre d’un plan conçu par Ennahdha et ses dépendances en vue de déconstruire, démanteler, défaire, refluer vers le passé le tout émergeant des fantasmagories califales, des rancœurs et des ressentiments souvent infondés. Cette démarche a affecté tous les domaines sans exception, le saccage est délibéré et systématique. Le vandalisme a frappé l’activité économique et financière à travers le sérieux recul des investissements, la dépréciation du dinar, l’aggravation des déficits, la montée de l’inflation et la dégradation sensible du pouvoir d’achat du citoyen, le sabordage du tourisme, l'extension de l’endettement, l’accroissement du chômage des jeunes… Le désastre a frappé la justice, les relations extérieures du pays et tout l’appareil de l’Etat avec une cascade de nominations basées sur l’allégeance et caractérisées par l’incompétence (gouverneurs, délégués, PDG, conseillers…), pour se parachever par l’inoculation du terrorisme. Le « savoir-faire » pervers a pris au dépourvu tous les acteurs de la vie politique et sociale. Les « stratèges » d’Ennahdha, inspirés et soutenus par leurs mentors extra-muros, n’ont cessé de disposer de l’initiative, obligeant les autres protagonistes à se positionner, avec retard, au gré de leurs dernières manœuvres.

C’est ainsi que le processus « vertueux » a été dévié sciemment de sa trajectoire pour qu’un rebut de prédateurs, hyènes ne suscitant que le plus grand mépris, puisse s’emparer du pays comme on capture une proie. C’est à se demander à quoi ces deux années ont été utiles ? La réponse pourrait être toute concise : « pourvu que d’une nuisance nait un bienرُبّ ضاّرة نافعة». Cette expérience nous a appris énormément sur la classe politique, toutes tendances confondues. Maintenant, nous savons de quoi ils sont capables et à quoi nous en tenir !

Commençons par ceux qui ont gouverné, c'est-à-dire la formation qui détient la majorité relative à la constituante. Cette formation porte la plus grande part de responsabilité du fait que ses membres tiennent les commandes depuis plus que deux années. Ils peuvent se prévaloir du legs catastrophique laissé par le régime déchu et ils ont parfaitement raison. Ils peuvent à juste titre évoquer la difficile conjoncture économique internationale et notamment européenne. Ils peuvent souligner la vague de revendications qui avaient déferlé de toutes parts. Aucune personne sensée ne peut nier toutes ces données. Cependant, il faut juste rappeler que les candidats de cette formation aux élections avaient annoncé un programme chargé de promesses fabuleuses (365 mesures pratiques) qui représentaient pour leurs électeurs des engagements sur lesquelles ils ont été élus. Ignoraient-ils toutes ces contraintes qui existaient déjà ? Que disait le secrétaire général de ce parti devant des ambassadeurs, des représentants de partis politiques, des organisations nationales, des universitaires, des hommes d’affaires et des medias : « Ce n’est pas le programme du mouvement Ennahdha, mais celui pour la Tunisie toute entière, pour réussir là où le régime déchu et son système ont piètrement échoué. Après avoir offert au monde une révolution exemplaire, la Tunisie est aujourd’hui en mesure d’offrir à travers la mise en œuvre de ce programme, un véritable modèle de développement intégral »[4]. C’était « un projet de société à travers lequel le mouvement islamiste veut amorcer la renaissance de la Tunisie ». Avec vantardise, il souligne que ce projet « est le fruit du travail de 182 experts parmi des universitaires et des hommes d’affaires, qui ont planché pour le préparer pendant 150 jours sous la supervision de l’unité d’études et de planification créée en février 2011 au sein du mouvement ». Leur modèle de développement 2012-2016 s’assignait trois objectifs : « la reprise, l’embellie et puis l’excellence » ! Il tablait sur un taux de croissance annuel moyen de 7 % sur toute la période 2012/2016, permettant de passer en 2016 à un revenu national disponible par habitant de 10.000 dinars, contre 6.300 dinars en 2011. Par ailleurs Ennahdha s’engageait à créer environ 590 mille emplois au cours du prochain quinquennat, ramenant ainsi le taux de chômage de 14,4 % en 2011 à environ 8,5% à l’horizon 2016, à cibler un taux d’investissement de 31% du PIB en 2016, contre 25 % en 2011, à contenir le taux d’inflation dans la limite de 3% , contre 5,5% en 2011. Le besoin de financement de l’économie nationale était évalué à 163 milliards de dinars sur toute la période 2012/2016 et serait assuré à hauteur de 67% par l’épargne nationale, de 6 % par le financement extérieur générateur d’intérêt de la dette. Plus du quart de l’ensemble du financement extérieur serait assuré par le financement extérieur non générateur d’intérêt de la dette (soit 27%) et ainsi de suite... Et demain, on va raser gratis !

Il faut relever au moins deux erreurs inexcusables. D’une part, ces dizaines d’experts n’ont pas été capables de produire des prévisions et des projections en adéquation avec l’évolution de la conjoncture nationale et internationale. D’autre part, ils ont travaillé sur un quinquennat alors que la consultation était consacrée strictement à l’élection d’une assemblée constituante pour une année. De deux choses l’une, ou bien ces experts étaient tellement exaltés au point de faire abstraction des réalités pour se mettre à tirer des plans sur la comète, ou alors il s’agissait pour les dirigeants d’Ennahdha tout simplement de gruger les crédules pour rafler la mise, en connaissance de cause ! Ce qui fut un coup de maître ! Lorsqu’on examine le bilan des deux années qui s’achèvent, on ne peut que mesurer l’ampleur de la supercherie. Les dirigeants d’Ennahdha sont en fait leurs propres pires ennemis. Ils ont prouvé non seulement qu’ils ne sont pas mûrs encore pour gouverner mais aussi qu’ils représentent un danger mortel pour le pays et pour eux-mêmes. Au-delà des chiffres et des estimations, le résultat avéré est une société tunisienne terrifiée, en voie de paupérisation et qui s’apprête au pire. On est passé de la volonté de construire une nouvelle Tunisie libérée à la nécessité vitale de survivre et de sauver les acquis.

Qu’avons-nous en face d’une formation conservatrice passéiste vénale qui n’a pas tenu ne serait-ce qu’une infime parcelle de ses engagements ? Une résistance émiettée dès le départ, en proie aux ambitions et aux egos, sans stratégie commune, se démenant de manière ponctuelle pour limiter les dégâts, car ses composantes n’ont pas suffisamment pris à temps la mesure des menaces pour agir en conséquence. Il faut convenir que quelques actions avaient permis de déjouer parfois certains écueils grâce à une société civile active. Mais en définitive, les oppositions ont été incapables d’influer sérieusement sur le cours des événements et à ce jour ne représentent pas une véritable alternative susceptible d’équilibrer les forces en offrant aux Tunisiens une perspective claire. Les dirigeants des formations dites de gauche sont restés enfermés dans leurs schémas idéologiques figés, incapables d’être porteurs des ambitions des jeunes et d’offrir les réponses qu’il faut en écho avec les masses populaires. Ils n’ont pas évolué en corrélation avec les exigences de l’étape et paraissent essoufflés par les années de luttes contre la dictature. Comme s’ils étaient formatés seulement pour jouer ce rôle.

Pour ainsi dire, l’essentiel était mal perçu par les uns et les autres : une méprise entre la signification d’une constituante et d’une assemblée parlementaire, entre une transition avec un gouvernement provisoire de courte durée et ses prérogatives et un gouvernement issu d’un mandat électif de cinq ans. Un énorme décalage dans la perception persiste entre la représentation qu’ils se font tous de ces notions fondamentales et de la réalité de leurs rôles, ce qui a causé tant de complications.

En fin de compte, la coalition au pouvoir a complètement raté la gestion de la transition par incompétence, excès de manœuvres et de spéculations. L’adage tunisien qui dit « Lorsque son bras l’a trahi, elle allégua qu’elle a été envoûtée - خانتها ذراعها قالت مسحورة  ». Les oppositions ont été incapables d’unir leurs efforts sur quelques objectifs communs par de-là les idéologies et les ambitions afin d’être capables de peser réellement sur le déroulement de la transition et redresser la barre aussitôt, chaque fois que c’est nécessaire pour maintenir le cap dans la direction préconisée. Les uns et les autres sont donc complices de la dégradation de la situation du pays à des degrés divers certes. Ce qui ne manquera pas d’altérer le cours des événements et pèsera sur l’évolution de la Tunisie dans tous les domaines.  

Quels enseignements tirer de tous ces rendez-vous manqués ? Ceux qui ont été propulsés à des postes de responsabilité, à des degrés divers pour agir dans l’intérêt de pays, au cours d’une étape cruciale de l’histoire de la Tunisie, devraient avoir la capacité de reconnaitre les causes des déboires subis et des entraves rencontrées, pour déterminer comment ouvrir de nouveaux horizons à l'espoir. Il n’y a jamais de miracle. Pour sortir du blocage, la solution est incontestablement un pur produit de la volonté des hommes et ce qui manque c’est avant tout de la bonne volonté associé à une dose suffisante de bonne foi.

Ridha Ben Slama

Auteur de :

Libertés fondamentales et mode de corruption des systèmes- Editions Thélès- France – février 2010.
Le Songe Massyle, Roman historique, TheBookEdition, janvier 2011.
 


[1]Accord signé le 15 septembre 2011 par 11 partis dont Ennahdha et qui prévoit "l'engagement absolu" sur un mandat d'un an accordé à l'Assemblée nationale constituante

[2]« L'assemblée nationale constituante se réunit, après la proclamation des résultats définitifs du scrutin par la commission centrale de l'instance supérieure indépendante des élections, et se charge d'élaborer une constitution dans un délai maximum d'un an à compter de la date de son élection ».

[3]La loi portant organisation provisoire des pouvoirs publics ne fixe pas de délai limite du mandat. Une majorité de 153 constituants a voté en faveur de l'adoption de l'article premier mais sans prendre en considération l'amendement proposé par plusieurs députés en vue de limiter le mandat de l'Assemblée Constituante à une durée d'une année renouvelable une fois pour six mois a ainsi été refusé.

 

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