Dimanche, 13 Avril 2014 21:13

Tribune. Pourquoi, dans des affaires où sont impliqués des militaires et des agents des forces de répression, avoir laissé à des juges militaires le soin de décider, sur la base de dossiers établis par la police ? A l'injustice des tribunaux opposons la justice transitionnelle des citoyen.ne.s libres. Par Gilbert Naccache.

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Rengorgeons pour un moment ces sentiments qui nous ont submergé à l'annonce du verdict, l'indignation contre cette « justice » si injuste, la colère contre tous ceux qui ont fait faire ou laissé se faire cette comédie qui, depuis trois ans a pour unique but d'innocenter les coupables, et bientôt, peut-être, ça a déjà commencé, de mettre en accusation les victimes, assassinées ou blessées plus ou moins gravement et leurs parents dont le crime est d'avoir espéré qu'on les écoute ; la honte enfin, honte de nos impuissances, de notre trop faible mobilisation, des défaillances de notre vigilance, de nos préoccupations quotidiennes si éloignées de la demande de vérité et de justice que hurlent silencieusement victimes et parents de martyrs...

Essayons de comprendre comment il se fait que ces tueurs déguisés en policiers ou ombres introuvables qu'on a appelé snipers, et qui, décidément n'ont guère d'existence avérée, tous ces tueurs n'ont tué personne, ont été proclamés innocents dans leur grande majorité, ou si peu coupables pour les autres...

Alors, qui serait coupable ? A en croire les magistrats du tribunal militaire, épluchant laborieusement les dossiers vides fournis par les collègues et les subordonnés des prévenus, refusant toute confrontation entre les inculpés et leurs accusateurs et témoins des assassinats,Il n'y a pas de coupables, les martyrs et les blessés sont tombés, pour le plaisir ; plaisir d'embêter tous ces braves gens qui n'ont fait que leur devoir. Ils n'ont jamais dépasser les ordres empreints du profond respect des droits de la personne qu'ont toujours manifesté Ben Ali et ses hommes de main.

On finira probablement, si on s'entête à trouver des coupables, par accuser les victimes de s'être entre-tuées ou blessées, histoire de profiter des désordres pour alléger les problèmes démographiques du pays.

Tiens, vous avez dit « désordres » ?

En bien, le voilà, le coupable, il était là, sous nos yeux et on accusait d'honnêtes braves gens ! Le coupable, c'est le désordre, désordre fomenté par ce peuple d'hillaliens, qui, depuis la nuit des temps s'est spécialisé dans la révolte contre les autorités légitimes ! Sus à ces populations, qui ne sont d'ailleurs vraiment hillaliennes qu'en partie, et, pour persévérer dans la mansuétude qu'a inaugurée la justice militaire, ne les accablons pas, contentons-nous de les laisser continuer à croupir dans la misère et la précarité. Que la magnanimité des nantis, derrière les vitres teintées de leurs voitures de luxe, est belle, vue d'en bas !

J'avais dit laisser de côté les sentiments et voilà que je me suis vu entraîné par eux. Essayons à nouveau.

Justice de classe

Il est commun de dire que l'on ne peut avoir de jugement équitable quand les inculpés rendent des comptes à leurs pairs pour des exactions commises à l'égard de gens considérés par eux comme inférieurs. Ainsi, du temps du colonialisme, aucun tribunal n'a puni sévèrement les assassinats "d'indigènes" par des français : les affaires où étaient impliqués des Français relevaient du tribunal français, et la vie d'un "indigène" avait peu de prix à ses yeux.

Pourquoi, dans des affaires où sont impliqués gravement des militaires et des agents des forces de répression, avoir laissé à des juges militaires le soin de décider, sur la base de dossiers établis par la police ?

Si la réponse à cette question est claire pour ce qui concerne les gouvernements Ghannouchi et de Caïd Essebsi, dont le but était d'innocenter les agents de l’État de Ben Ali (et du leur) et de discréditer la révolution, on comprend moins bien pourquoi les gouvernements de la Troïka ont laissé se perpétuer cette situation.

Marché(s) ?

Toutes les hypothèses sont permises, y compris celle d'un marché, explicite ou implicite, entre les anciens tenants et les nouveaux aspirants aux rênes du pouvoir, qui ne se sentant pas en mesure de transformer la donne, se sont mis en tête de l'utiliser à leur profit.

Ils ont été acculés à préparer et faire voter, bien tardivement et avec peu de conviction, la loi sur la justice transitionnelle, dont l'application aurait écarté la magistrature et la police de l'examen de ces affaires. Pourquoi cette impression qu'on a retardé le débutd'application de cette loi jusqu'à ce que soit terminé l'examen de ces affaires par les tribunaux militaires ?

Pourquoi ce soupçon permanent, chez le citoyen, que les martyrs, les blessés et leurs familles ne sont qu'une monnaie d'échange pour une classe politique de moins en moins désireuse de voir la révolution s'ingérer dans ses petits marchés pour le pouvoir ? Pourquoi ce respect suspect et tardif, d'une justice qui par le passé n'a pas manqué

d'obéir aux ordres, y compris ceux de condamner les nadhaouis. Ceux-ci sont pourtant figure de proue d'une troïka qui proclamait son respect de l'indépendance de la justice et qui se satisfaisait de nombre de jugements iniques, mais allant dans le sens de la pseudo pureté morale.

L'indépendance de la justice ou son passage de l'assujettissement aux uns à l'asservissement aux autres ? Est-ce le prix de l'impunité pour ses agissements passés, l'espoir donné que la justice transitionnelle ne s'appliquera pas à eux, juges aux ordres, corrompus, aux décisions dictées par leurs supérieurs ou par le montant du bakchich ?

Qu'importe, au fond, car tout reste à faire dans le nettoyage d'un corps de juges qui a plus de responsabilités directes dans les injustices du pays que tous les autres corps de fonctionnaires, policiers et douaniers compris.

Et la justice transitionnelle devra s'occuper aussi de cette tâche.

C'est sur ce dossier de la justice transitionnelle que seront désormais jugés tous les acteurs politiques en Tunisie.

On veut bien admettre qu'en matière économique, les difficultés objectives et l'incapacité notoire de les affronter avec un point de vue nouveau, soient des obstacles difficiles à surmonter. Car le pouvoir ne sait raisonner qu'avec le regard des entrepreneurs-clients de Ben Ali ou/et celui du FMI et des organismes financiers internationaux et non celui de la révolution. Révolution qui ne pose pas le problème en termes de profits mais en celui de création de richesses et d'emplois, et de redistribution des ressources disponibles.

Mais, pour ce qui concerne la mise en place et le démarrage de la justice transitionnelle – et non transactionnelle, comme d'aucuns pourraient le penser – il n'y a aucune excuse à continuer à tergiverser. Il faut l'entamer tout de suite. Et commencer par refaire tous les procès-bidons qui se sont déroulés jusqu'ici : la loi précise que la justice transitionnelle n'a pas à tenir compte des jugements déjà prononcés par les tribunaux ordinaires ou militaires.

La question est désormais claire, l'enjeu de la justice transitionnelle n'est pas seulement de tourner une page obscure de notre histoire, son enjeu est la poursuite ou l'enterrement de la révolution.

Le jugement rendu hier soir, par les symboles qu'il met en action, est un pas important dans le combat cynique que mènent les tenants de la contre-révolution contre le peuple. Il n'est que de voir comment ils ont accueilli ce verdict, prolongeant leur réapparition de moins en moins discrète, boostée par la guerre que mènent les militaires égyptiens. Ces derniers ont su profiter de la mobilisation populaire contre les frères musulmans pour les écraser et poursuivre la répression contre les démocrates. En Tunisie, animés par la même volonté, ils/elles ne cachent plus leur désir de revenir au pouvoir, en réhabilitant au passage tous les suppôts de l'ancien régime, y compris son chef, ce parrain de la mafia tunisienne, Ben Ali.

La justice transitionnelle s'impose contre tous ceux qui ont participé aux répressions du régime, en particulier celle de la période révolutionnaire, mais aussi toutes les autres, celles qui ont précédé et celles qui ont suivi. Mais elle ne doit pas seulement viser les agents directs de la répression, elle doit s'étendre à tous ceux qui ont tiré des avantages matériels considérables de leur proximité avec le pouvoir et qui doivent en répondre : ils ont repris confiance et continuent à sévir et, par le sabotage délibéré des accords signés, alimentent les perturbations de la production, perturbations dont ils rendent responsables les travailleurs et leurs syndicats. Sans parler du sabotage des timides réformes fiscales du gouvernement qui risquaient de les empêcher de refuser scandaleusement de participer comme ils le devraient aux dépenses publiques.

Dorénavant, les citoyennes et citoyens devraient affirmer nettement qu'elles/ils refuseront leur confiance à ceux et celles qui ne font pas de la justice transitionnelle leur priorité des priorités.Elles/ils ne voteront pas pour ceux qui, d'une manière ou d'une autre, admettent que soit organisée la lutte des contre-révolutionnaires.

Assez de compromis perdants avec les forces du passé, les citoyen.ne.s veulent que l'on établisse la vérité, toute la vérité sur l'histoire du pillage du pays par un régime politique, son parti et ses alliés, et que l'on ne taise pas le nom de ceux qui ont laissé faire.

Le pardon viendra peut-être, mais pas avant l'établissement de la vérité, pas avant que les parents des martyrs ne puissent faire leur deuil, que les blessés de la révolution ne soient réhabilités.

G.N

Procès des martyrs de la Révolution: Le verdict de la honte
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