Mercredi, 11 Juin 2014 17:11

Tribune. La contre-révolution multiplie les provocations afin de désarmer la révolution.Elle attaque l'instance Vérité et Dignité, elle tente de remettre en cause sa composition, à jeter le doute sur la probité de ses membres, à faire modifier le champ d'action de la loi. Par Gilbert Naccache

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La journée du lundi 9 juin au Bardo a été bizarre : l'on célébrait officiellement la naissance de l'Instance Vérité et Dignité, en lui consacrant officiellement une rencontre internationale, en présence de nombreux invités ; simultanément, la coordination indépendante pour la justice transitionnelle organisait une manifestation de protestation contre l'instance et son rôle supposé de détourner les problèmes et d'enterrer la justice transitionnelle ; les protestataires ont même accusé les organisations internationales d'être complices de la trahison...

On peut se demander jusqu'à quel point il était légitime que cette rencontre ait été organisée par le ministère de la justice : s'il est compréhensible que le gouvernement et les représentants de l'ANC et de la Présidence essaient de tirer un profit politique de cette initiative, surtout au point de vue international. Mais la manière officielle et surtout la présence pesante des représentants du pouvoir a estompé ce fait fondamental que l'instance est une structure indépendante, et les invitations adressées aux membres des corps constitués et de la société civile ont estompé le fait qu'elle est le résultat de la révolution et l'instrument de sa poursuite. Dans cette optique, l'absence de blessés de la révolution et de familles de martyrs, premiers intéressés par cette instance, est particulièrement mal venue.

Peut-être convient-il de rappeler un certain nombre d'éléments sur le problème.

Tout d'abord, dès le lendemain du départ de Ben Ali, la justice transitionnelle a été perçue comme une nécessité pour la poursuite pacifique de la révolution : au lieu de vengeances et de règlements de comptes, elle allait permettre l'établissement de la vérité, de toutes les vérités sur les pratiques des régimes passés, aussi bien leurs aspects répressifs et anti-populaires, que les comportements dans le domaine économique et social, l'aggravation de l'exploitation des masses, la liaison funeste avec des intérêts étrangers, la corruption généralisée et le passage, en fin de compte, à une activité mafieuse généralisée, sous l'égide du président déchu et de son parti de profiteurs. En établissant et en rendant publiques ces vérités, en montrant les voies de la non-reproduction de ces comportements, la justice transitionnelle apaiserait les victimes, et, loin d'un esprit de vengeance, la sérénité de la justice passerait en tenant compte des regrets éventuellement exprimés et des réparations que les coupables prendraient en charge. Ainsi resterait ouverte la possibilité d'une ultérieure réconciliation nationale.

La revendication de justice transitionnelle a été particulièrement prise en charge au sein de la société civile qui a rédigé un projet de loi, adopté par le ministre des droits de l'homme et de la justice transitionnelle. L'actualité de l'époque, en particulier l'assassinat de Chokri Belaid, puis de Mohamed Brahmi et leurs conséquences politiques, avait reporté l'examen et le vote de la loi. Ce vote, que visiblement tous les partis politiques repoussaient, car cette loi était un enjeu de leurs négociations, finit par avoir lieu en décembre 2013 : l'ANC avait introduit auparavant un certain nombre de modifications au projet initial, modifications résultant notamment des accords du « dialogue national » et vivement critiquées par la société civile, en particulier par les auteurs du projet initial. La composition de l'instance, résultat de longues et laborieuses négociations, a été annoncée récemment et suivie par son installation officielle, et finalement, pour marquer l'événement, a été organisé ce séminaire.

Mais les modifications apportées au projet initial et le mode de désignation des membres de cette instance ont paru en contradiction grave avec ses objectifs à un certain nombre de personnes et d'associations, et leur boycott de la rencontre aurait cette origine.

Il est bon de noter que les critiques de cette instance ne tiennent pas compte des considérations suivantes : tout d'abord, depuis le verdict scandaleux du tribunal militaire de Tunis, la justice transitionnelle est devenue le seul recours des victimes et de tous ceux qui veulent la poursuite de la révolution. La contre-révolution, consciente de cela, fait tout pour empêcher cette démarche et multiplie les provocations afin de désarmer la révolution. Doit-on, au motif qu'une arme n'est pas aussi efficace qu'on le voudrait, rester désarmé contre un ennemi offensif, qui utilise, dans la plus complète illégalité, une partie de l'appareil répressif pour arriver à ses fins ? Si même la protestation était fondée, combien faudrait-il de temps pour qu'on puisse en tenir compte, un temps où les ennemis de la révolution pourront encore se renforcer et peut-être changer les données de la situation politique ? Si mauvaise qu'elle puisse paraître, cette arme est la dernière défense pacifique de la révolution, peut-elle y renoncer ?

Convoquer les gens soupçonnés d'atteintes aux intérêts vitaux du pays, à la jouissance de leurs droits ou à l'intégrité physique ou morale des habitants sans défense du pays, est déjà une manière de dire que l'on veut établir la vérité : que ces convocations, et les auditions publiques qui suivront, les confrontations entre accusés et plaignants ou témoins, soient menées avec plus ou moins de profondeur ou de sérieux ne dépend pas seulement des membres de l'instance indépendante de la justice traditionnelle : cela dépend d'abord des citoyens tunisiens et de leur implication dans ce processus de recherche de vérité et de demande de comptes à ceux qui se croyaient assurés de l'impunité, cela dépend de leur mobilisation autour de l'instance, à la fois en vue de la soutenir et la protéger dans son action, et pour apporter et susciter tous les témoignages nécessaires de ceux qui ont été, à des degré divers, les victimes des comportements illégitimes du régime de la dictature ou  de ses hommes ou femmes.

Dire cela, appeler nos concitoyens à faire de cette instance leur moyen d'expression, le lieu où l'on pourra, surtout par le fait de dire et d'affronter la vérité, c'est-à-dire par une sorte de thérapie collective,  devenir capable de tourner la page du passé et de construire ensemble l'avenir, c'est le meilleur moyen, quelles que soient les lacunes de départ de la loi ou de l'instance, d'en faire un instrument collectif.

La contre-révolution ne s'y trompe pas, elle attaque l'instance, elle tente de remettre en cause sa composition, à jeter le doute sur la probité de ses membres, à faire modifier le champ d'action de la loi. Faudrait-il, au nom de critiques peut-être fondées, affaiblir l'instance – voire remettre son démarrage à plus tard, beaucoup plus tard – au lieu de s'efforcer, en regroupant le plus possible de citoyens autour d'elle, en faire une force invulnérable, de moins en moins sensibles aux pressions extérieures, l'instrument de la justice et, par là, l'outil de la révolution dans sa marche vers la démocratie, la justice sociale et la dignité ?

Que la société civile en soit consciente, qu'elle n'aide pas, et certainement sans le vouloir, la contre-révolution, mais, qu'avec le plus possible de citoyens, elle fasse de cet acquis théorique de la révolution une réalité concrète : si on avait pu, en se regroupant autour de cette instance et de ses membres, en célébrer la création comme il fallait, on aurait déjà commencé à l'améliorer. Il n'est pas trop tard, rappelons-nous sans cesse que la force de cette instance n'est pas seulement dans la loi ou les membres qui seront chargés de l'appliquer, elle est dans la mobilisation autour d'elle, dans son appropriation par les citoyens, dont la vigilance ne doit pas faiblir, de façon à ne permettre aucune obscurité, aucun dépassement.

L'instance Vérité et Dignité face à la contre-révolution
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